Découvrir Gibellina en Sicile – musée d’art contemporain à ciel ouvert

Gibellina vecchia

Lors de mon séjour en Sicile au printemps, un lieu m’a particulièrement touché : la petite ville de Gibellina (3600 habitants), dans la province de Trapani. C’est typiquement le genre d’endroits que j’adore : loin des foules et atypique. Un musée d’art contemporain à ciel ouvert, un autre visage de la Sicile. Tout naturellement, l’idée a germé d’en faire un article de blog et de vous raconter l’histoire singulière de cette petite ville endormie.

Il est dix heures passées de quelques minutes quand le car me dépose sur le bord de la route, à la gare de Gibellina Nuova. On est ici dans le Belice, région tristement célèbre aux italiens pour le tremblement de terre qui en 1968, secoua ce petit territoire de l’intérieur de la Sicile. Je repère rapidement la voiture de Daniele, chauffeur de taxi plus proche du guide touristique, qui doit me conduire jusqu’à la vieille ville de Gibellina, celle où vivaient les habitants avant le séisme.

1. Un séisme dévastateur, une lente reconstruction

Dans la nuit du 14 au 15 janvier 1968, un séisme de magnitude 6,5 sur l’échelle de Richter réveille les habitants de Gibellina. Les dégâts sont considérables, et on dénombre une centaine de victimes dans le village. Gibellina fera partie des quatre villes les plus durement touchées par la secousse : elle est presque entièrement détruite.

Comme souvent dans le cas des séismes, d’Italie ou d’ailleurs, la reconstruction se fait attendre. Quelques mois après l’événement se tiennent des élections et Ludovico Corrao, homme politique sicilien, devient maire de Gibellina. C’est un homme extravagant, visionnaire et qui a le bras long. Il engage la reconstruction de Gibellina avec une idée forte : en faire un musée d’art contemporain à ciel ouvert, une ville originale qui pourra rendre fiers ses habitants et attirer des visiteurs du monde entier.

vue du ciel de la ville nouvelle de Gibellina
Gibellina Nuova, Google Maps, 2025

On ne reconstruit pas Gibellina sur place, mais à presque 20 kilomètres ! On est au début des années 1970 et l’influence post-moderniste se lit encore aujourd’hui dans l’architecture des lieux : la ville a une forme plutôt organique, mais les maisons sont bien régulières, rationnelles, et en béton armé. Cela n’a pas manqué de me rappeler Bisaccia, en Irpinia.

Les artistes s’y succèdent, sous l’égide du maire Corrao, pour la reconstruction de Gibellina, dite « Gibellina Nuova » (la nouvelle Gibellina), en opposition à « Gibellina Vecchia » (l’ancienne Gibellina), le site original de la petite ville, alors abandonné. Des œuvres d’art fleurissent à chaque coin de rue. Quand l’artiste Alberto Burri vient à Gibellina, il peine à trouver l’inspiration dans la ville nouvelle. Il se rend sur les ruines de l’ancienne Gibellina et c’est là que lui vient une idée audacieuse et originale…

2. Il Cretto di Burri

Alberto Burri propose de réaliser un grand moulage de l’ancienne Gibellina, ou plutôt, de figer dans le béton les gravats des maisons en ruines. Il réalise alors le Cretto, qui signifie « craquelure », et représente un sol comme craquelé par la sécheresse. Le site de Gibellina Vecchia devient alors une gigantesque œuvre de land art, d’art contemporain. Un cas unique au monde !

Ce fut mon premier arrêt, accompagné par Daniele (Gibeltransfer), qui prit le temps de me raconter l’histoire singulière des lieux pendant la demi-heure de trajet en voiture depuis la gare. Bien sûr, la réalisation d’une œuvre d’art monumentale en lieu et place de l’ancien village suscita bien des remous à l’époque : cela était même vu comme un manque de respect, comme la dégradation d’un lieu mémoriel qui restait cher aux yeux des habitants.

Le Cretto fut réalisé en deux étapes ; la seconde phase n’a été achevée qu’en 2015. En arrivant au village détruit, on voit apparaître progressivement le Cretto. On passe aussi devant quelques maisons encore en ruines, donnant une idée de comment serait le village si l’œuvre d’art n’avait pas été réalisée : des bouts de mur et une végétation luxuriante dedans comme dehors. L’église a été consolidée, couverte d’un toit moderne, un musée devait y prendre place mais le projet n’a jamais abouti. Les lieux sont pourtant prêts à être utilisés.

J’ai pu arpenter certaines « rues » du Cretto à pied. Car l’œuvre se visite, elle se parcourt. Les « craquelures » dans le carré de béton forment en effet des passages, certaines reprennent le tracé des anciennes rues du village. Les amoureux de photographie pourront passer des heures à chercher l’angle parfait pour des clichés mémorables.

Les immenses blocs de béton s’arrêtent à hauteur des yeux, quelques plantes ont réussi à y pousser ça-et-là. On marche ici solennellement – le béton gris, parfois strié de coulures cuivrées ou bordeaux, porte la marque du temps et offre une atmosphère de recueillement. Ce jour-là, le ciel est menaçant, l’averse vient de s’abattre, ce qui ajoute une certaine gravité à l’aura particulière des lieux. Il est si difficile d’imaginer là un village d’origine médiévale, avec ses rues étroites et pentues, ses maisons de pierre un peu de guingois, ses rues poussiéreuses et la vie paysanne d’antan s’égrenant au fil des chaudes journées d’été et des rudes journées d’hiver.

Vue du Cretto en premier plan et maison en ruines au fond
Le Cretto épouse la forme de la colline

Une seule maison est encore debout, elle offre d’ailleurs un point de vue original sur les ruines et des street artists l’ont décorée.

3 – Le Musée d’Art Contemporain de Gibellina Nuova

Daniele me conduit ensuite dans la nouvelle Gibellina. Il me propose de prendre le temps de découvrir l’un des deux musées que compte la ville – le Musée d’Art Contemporain (MAC) ou le Museo delle trame mediterranee, difficile à traduire, qui retrace une histoire culturelle de la Méditerranée.

J’ai opté pour le premier, le MAC, notamment parce qu’il permet d’en apprendre davantage sur les œuvres d’art monumentales qui ponctuent la ville nouvelle – entre autres, car les collections sont variées et offre aux visiteurs une immersion dans les divers courants artistiques de l’après-guerre. Dans l’entrée, deux maquettes représentent la ville de Gibellina avant le séisme, et le Cretto di Burri.

Puis, dans une grande salle, des maquettes des œuvres d’art sont disposées sur des tables, parfois directement au sol, et on peut donc les contempler de plus près, et découvrir leur histoire, ainsi que leur auteur. Un angle de la pièce fait aussi la part belle à l’œuvre d’Alberto Burri, le Cretto.

Salle du musée avec maquette de l'étoile géante de Gibellina
À l’intérieur du MAC de Gibellina

Ce musée constitue une belle entrée en matière avant d’aller découvrir – à pied ou en voiture – la soixantaine d’œuvres disséminées dans la ville.

toile représentant une nature morte stylisée
Coup de cœur pour les toiles de Mario Schifano,
réalisées pour la ville de Gibellina suite à la reconstruction

4 – Parcourir la ville nouvelle, musée d’art et d’architecture à ciel ouvert

Tel un jeu de piste, on peut ensuite parcourir les rues modernes de Gibellina, à la recherche des œuvres d’art. L’une des plus imposantes est l’immense étoile en acier qui enjambe la route nationale – marquant l’entrée dans la Vallée du Belice. Elle est signée de l’artiste Pietro Consagra et est devenue le symbole de Gibellina.

l'étoile en acier, symbole de Gibellina
« L’entrée dans le Belice » de Pietro Consagra

La « Torre Civica » d’Alessandro Mendini vient aussi apporter de la verticalité à cette ville plutôt horizontale quand d’autres œuvres se font plus discrètes, comme celles situées aux abords du Musée d’Art Contemporain, aux ronds-points ou encore la mosaïque « Senza Titolo » (Sans titre) de Carla Accardi – autre artiste s’étant pleinement engagée dans la reconstruction de Gibellina.

Si vous passez aux abords du Museo delle Trame mediteranee, ne manquez pas « la Montagne de Sel » de Mimmo Paladino, avec ses chevaux pris au piège d’un immense tas de sel.

sculpture de Mimmo Paladino représentant des chevaux ensevelis sous un tas de sel
« Montagna di sale » Mimmo Paladino

Il n’y a pas que les artistes qui ont pu s’exprimer à Gibellina, des architectes ont aussi laissé leur empreinte dans la ville nouvelle. Pour les connaisseurs et connaisseuses, l’hôtel de ville a été réalisé par trois architectes, Alberto Samonà, Giuseppe Samonà, et, le plus connu, Vittorio Gregotti.

Quant à l’église, elle est de Ludovico Quaroni. Cette dernière mérite qu’on s’y attarde. On ne dirait pas vraiment une église, car c’est une immense sphère blanche bordée d’un amphithéâtre qui nous accueille. Cette sphère est en fait évidée à l’intérieur, formant le chœur de l’église. En contournant le bâtiment, l’entrée se dévoile telle une brèche dans un angle du cube qui constitue la nef, mais la porte est malheureusement fermée, on ne devine l’intérieur qu’en observant à travers la porte vitrée.

À voir aussi, le Jardin secret de Francesco Venezia (Viale Vitaliano Brancati), ainsi que l’Orto Botanico – le jardin botanique – et son entrée marquée par une œuvre de Pietro Consagra.  

Daniele me conduit aussi à la grande place – intitulée « Sistema di Piazze », à la fois si grande et si vide, peu utilisée, et qui tombe un peu en désuétude. Elle devait se terminer par un bâtiment public, mais ici encore, le projet n’alla pas jusqu’au bout et c’est une habitation privée qui ferme aujourd’hui la perspective.

« Sistema delle piazze » Franco Purini et Laura Thermes

5 – Le théâtre, un exemple d’incompiuto siciliano

Il y a tellement de bâtiments et d’infrastructures publiques non achevées en Sicile que certains parlent d’un véritable courant architectural, l’incompiuto siciliano. Cela donne en français « l’inachevé sicilien ». Vous en verrez sûrement des exemples au bord des routes, et au milieu des villes : des parkings à étages, des équipements sportifs, des immeubles, des ponts en béton avec les fers des armatures à l’air libre et déjà rouillés. Des projets là depuis dix, quinze ou trente ans, qui ne seront jamais aboutis ; des ruines contemporaines.

le théâtre inachevé de Gibellina
le théâtre inachevé de Gibellina

Gibellina en offre un exemple imposant, en plein cœur de la ville nouvelle. Cette structure organique, un géant de béton qui enjambe une route, devait notamment accueillir un théâtre. Elle est également l’œuvre de Pietro Consagra.

Conclusion et infos pratiques

Ma visite de Gibellina s’achève dans l’après-midi aux abords du jardin botanique, où je dois reprendre le bus pour Palerme et poursuivre mon voyage en Sicile.

Pour voir la vieille ville et le Cretto di Burri, il n’y a pas d’offre de transport en commun disponible. C’est pourquoi j’avais fait appel à Daniele et sa société Gibeltransfer. J’en ai parlé plusieurs fois mais cet article n’est pas sponsorisé. Je n’aurais simplement pas pu découvrir et comprendre pleinement Gibellina sans lui et sans son regard local sur les choses.

à pied dans le Cretto à Gibellina
le Cretto di Burri / ruines de Gibellina vecchia

La ville est encore peu équipée pour recevoir des touristes : elle n’a pas d’office de tourisme, il n’y a pas de parcours fléché pour découvrir les œuvres et comprendre leur signification, etc.  Sans être accompagné, il peut donc être difficile d’appréhender la réalité de cette ville singulière, musée d’art contemporain à ciel ouvert, fruit d’une reconstruction audacieuse mais peut-être trop novatrice pour l’époque.

Gibellina, sa ville ancienne comme sa ville nouvelle, restent une des découvertes les plus marquantes de mon séjour en Sicile au printemps 2025. Seuls des yeux aguerris peuvent aujourd’hui en lire le potentiel, et je souhaite qu’à l’avenir des initiatives puissent mettre en lumière ce petit coin de Sicile qu’est le Belice. A noter tout de même que, tous les deux ans, la ville s’anime d’un festival d’art contemporain… Une bonne occasion d’y aller – ou d’y retourner !

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2 réponses à « Découvrir Gibellina en Sicile – musée d’art contemporain à ciel ouvert »

  1. Je n’avais jamais entendu parler de ce lieu qui est impressionnant ! Le Cretto di Burri me fait penser au mémorial dans le centre de Berlin !

    Merci pour la découverte, quel dommage que ça ne soit pas plus connu et développé ! Et quel dommage aussi ces bâtiments inachevés, si quelqu’un voulait les terminer, cela coûterait sans doute de l’argent car il faudrait les remettre d’abord d’aplomb !

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    1. Merci pour ton retour, Anne !
      Oui, la quantité de bâtiments inachevés en Sicile est impressionnante, et en plus ils sont gigantesques donc oui, il faudrait un sacré budget pour les terminer, les remettre en état et les aménager…

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