Vendredi 3 novembre 2017, 15h37. J’arrive enfin à la gare de Calitri, un bâtiment à l’aspect abandonné, caché entre de grands hangars industriels. Je gare ma voiture, je regarde l’heure ; c’est bon, je suis arrivée à temps. Je contourne l’édifice et me rend sur le quai. Je suis seule, il est encore tôt. Il fait froid et je mets mes mains dans mes poches ; l’hiver pointe déjà le bout de son nez en haute Irpinia. Pourtant, je ne louperais ce moment pour rien au monde. Aujourd’hui, le train qui n’a pas sifflé depuis longtemps est remis en circulation. La première course d’une longue série qui annonce la reprise progressive du trafic, à des fins touristiques, sur la ligne Avellino-Rocchetta Sant’Antonio.

éLOIGNEZ-VOUS DE LA BORDURE DU QUAI… LE TRAIN ENTRE EN GARE !
Une voiture, puis une autre, se garent, et quelques personnes font leur apparition sur le quai. Derrière moi, j’écoute deux dames d’une soixantaine d’années discuter. Pour mon plus grand bonheur, elles parlent en italien et non en dialecte calitran – j’ai donc tout le loisir d’écouter leur échange. La première attend le train, elle ne va pas le prendre, mais elle veut le voir passer et prendre des photos. La deuxième déclare qu’elle descendue saluer son amie mais qu’elle ne reste pas : elle va monter dans un champ, sur la colline derrière nous, pour voir passer le train depuis là-bas. C’est là qu’elle jouait avec ses frères quand ils étaient enfants. Elle se souvient qu’ils entendaient siffler le train, qui effectuait alors des voyages quotidiens. Elle veut revivre cet instant d’insouciance, comme autrefois.

Ce fut une belle émotion pour moi d’entendre ce récit. Lorsque la seconde est partie pour regagner les champs, la première est restée sur le quai et nous avons échangé quelques mots. Je lui ai dit que j’étais une jeune chercheure et elle m’a racontée qu’elle était retraitée, qu’elle avait longtemps vécu au nord (de l’Italie) et qu’elle était revenue au village pour ses vieux jours – mais uniquement parce que son mari avait insisté, car elle, elle serait volontiers restée en Lombardie.

Le train est arrivé, avec un peu de retard, et je suis montée à bord ; c’était un vieux train avec du beau mobilier, des portes en bois ciré, du moins, c’est ainsi qu’il apparaît dans mes souvenirs. Les sièges étaient plutôt raides mais c’était une journée de fête, alors point de complainte ! Dès que la locomotive s’est mise en marche, j’ai eu le nez collé à la vitre pour observer les paysages de l’Irpinia. Si je commençais à prendre l’habitude de voir ses collines et ses villages depuis les axes routiers, je les découvrais désormais sous un tout nouvel angle, depuis la voie de chemin de fer qui coupe les champs et offre des points de vue différents, comme sur le village de Cairano ou le lac de Conza en photo ci-après.
Plus le chemin avançait, plus nous nous rapprochions du terminus, plus le train se chargeait de voyageurs. Des familles, des vieux, des jeunes. A Calitri, nous n’étions que quelques curieux à bord et sur les quais, mais c’était à présent un autre histoire ! On riait, on s’interpellait. Une fanfare composée principalement d’adolescents est passée dans les wagons, en se frayant difficilement un chemin avec leurs cuivres ! A chaque gare, le train s’arrêtait une dizaine de minutes. La foule se pressait sur chaque quai pour entendre siffler le train, pour admirer les beaux wagons, pour capturer quelques clichés. D’autres fanfares, des compagnies de théâtre ou des groupes de danse étaient au rendez-vous. Nous, les voyageurs, nous passions notre tête par les fenêtres semi-ouvertes du train pour admirer l’animation. Nous faisions nous-aussi un peu partie du spectacle !

Le terminus, c’était la petite ville de Montella. Ici encore, la foule sur le quai, la musique, les flashs des téléphones et quelques politiques prêts à faire un discours. Je regardais ce joyeux spectacle par les vitres en attendant de descendre ; émerveillée d’un tel engouement de la population et heureuse de partager avec elle ce moment presque « historique ». Ce week-end-là, c’était la Fête de la Châtaigne, un véritable événement local – on y vient parfois même de Naples ou de Salerno, c’est dire !
La châtaigne de Montella est labellisée IGP (Indication Géographique Protégée), et comme bon nombre de produits agroalimentaires de qualité en Italie, une grande fête lui est dédiée chaque année ! C’est début novembre, au moment où ce fruit est mûr, et c’est l’occasion de déambuler dans les rues entre les stands de victuailles toutes plus appétissantes les unes que les autres… des châtaignes grillées bien sûr, mais le caciocavallo impiccato ne manquait pas non plus au rendez-vous. Pour ma part, j’ai craqué pour une sorte de hot-dog de saucisse locale !
C’est donc à l’occasion de la Fête de la Châtaigne 2017 que la ligne de chemin de fer Avellino- Rocchetta a été remise en marche, lançant officiellement sa réouverture progressive dans l’année qui a suivi. Une année 2017-2018 qui a effectivement été ponctuée de passages occasionnels du train pour desservir plusieurs événements d’envergure : après la Fête de la Châtaigne en novembre, il y a eu notamment le Carnaval de Montemarano en février.
Mais revenons un peu en arrière pour comprendre pourquoi le passage du train fut un tel événement le 3 novembre 2017, un tel jour de fête pour les habitants de l’Irpinia.
L’Avellino-Rocchetta : emblème d’un peuple qui résiste
Le chemin de fer reliant Avellino (en Campanie) et Rocchetta Sant’Antonio (dans les Pouilles) a été inauguré en 1895, après avoir été réalisé en plusieurs tronçons. Voulue et défendue par Francesco de Sanctis, homme de lettre et homme politique originaire d’Irpinia, il était censé permettre le désenclavement du territoire et son ouverture à la modernité. Mais il était probablement illusoire de penser que cela suffirait pour réduire les écarts de développement entre Nord et Sud et pour amorcer un réel développement économique de l’Irpinia.
La ligne a alors vécu pendant un peu plus d’un siècle – mais sa fréquentation fut toujours limitée. D’abord parce que le tracé est sinueux et donc les temps de parcours plutôt longs (plus de 4h pour une centaine de kilomètres) et ensuite parce que les villages, perchés en haut des collines, sont éloignés des gares. Les seules exceptions sont Montella et Lioni, deux communes desservies directement par le train. Les autres gares sont au fond des vallées, avec une station pour deux ou trois communes alentours.
La menace de sa fermeture, à l’aube des années 2000, met en marche un véritable mouvement citoyen. De quelques passionnés regroupés autour d’un ancien cheminot, le groupe s’élargit et deviendra l’association In Loco Motivi. Ils organisent d’abord des voyages touristiques sur la ligne, des parcours sur une demi-journée qui permettent de faire découvrir les paysages et les mets locaux– des « viaggi sentimentali » (voyages sentimentaux) en référence au « viaggio elettorale » (voyage électoral) que Francesco De Sanctis, l’homme politique mentionné plus haut, avait effectué dans la région en 1875. Ces événements festifs sont un moyen de faire entendre leur voix contre la fermeture de la ligne, et démontrer par la même occasion le potentiel touristique de la ligne de chemin de fer.
En 2010, la ligne est tout de même interrompue, malgré les tentatives d’In Loco Motivi, mais les passionnés ne renoncent pas. Ils ne peuvent plus parcourir la ligne en train ? Ils la parcourront désormais à pied ! D’autres événements sont organisés, des colloques pour débattre du futur de la ligne également. Les festivités d’autres associations locales sont aussi l’occasion de parler du chemin de fer. Et surtout, le discours autour du potentiel touristique de la ligne s’étoffe. L’Université de Naples s’intéresse à la question, ainsi que certaines personnalités publiques.

Le Sponz Fest est un festival mêlant les arts : musique, théâtre, cinéma, performances artistiques… Il se tient chaque année depuis 2013 dans la commune de Calitri, le dernier week-end du mois d’août. D’autres villages limitrophes sont aussi associés et reçoivent certains événements. Le directeur artistique n’est autre que Vinicio Capossela, musicien et chanteur que les amateurs de musique italienne connaissent peut-être. Il n’est pas insensible au sort de la ligne Avellino-Rocchetta, et à partir de 2016, le train est relancé, pour un ou deux trajets, à l’occasion du festival.
Il s’agit d’un trajet symbolique, sur une toute petite partie du tracé et ne desservant que quelques communes, mais cela signifie déjà beaucoup pour ceux qui se battent depuis bientôt deux décennies.
L’engouement pour cette ligne de chemin de fer finit par gagner la sphère politique régionale, ainsi que la Fondation pour les Chemins de Fer de l’État (Fondazione delle Ferrovie dello Stato) qui travaille à la valorisation touristique des petites lignes historiques du pays.

En 2017, l’Avellino – Rocchetta Sant’Antonio a été reconnue comme « bien culturel d’intérêt remarquable » par le Ministère de la Culture italien (Mibact). Cela signifie que ses rails ne pourront pas être démantelés. Une véritable victoire, qui s’est accompagnée de la reprise du trafic pour desservir les événements majeurs du territoire. Comme ce jour riche en émotion de novembre 2017 !
Tous les espoirs sont permis ?
Alors oui, me direz-vous, la route est encore longue avant que des trains journaliers ne parcourent la ligne historique. Les villages sont toujours aussi loin des gares, et l’engouement des premiers retours du train s’estompera peut-être avec le temps. Une partie de moi ne veut pas s’emballer, je sais trop bien qu’en l’absence d’une vraie stratégie politique pour le territoire, la reprise du trafic sur l’Avellino-Rocchetta ne sera peut-être qu’un nouvel espoir déçu pour les habitants d’Irpinia.

Mais quelque part, l’abnégation et la passion de Pietro M., l’ancien cheminot, de jeunes chercheur(e)s et architectes comme Valentina C., Maria S., Maria Giulia C., de l’ingénieur Luigi C. (et de tant d’autres dont je n’ai pas croisé le chemin) a porté ce combat déjà bien plus loin qu’on aurait pu l’imaginer il y a vingt ans ! Et il n’y a pas que le train qui suscite de l’engagement et des actions de la part des habitants d’Irpinia : ils sont tous les jours plus nombreux à vouloir se retrousser les manches pour améliorer les conditions de vie dans leur territoire – à travers l’agriculture, le tourisme, les services.
Alors je veux croire que l’histoire n’est pas finie, car je sais que tout ce joyeux petit monde n’en restera pas là et n’aura de cesse d’être créatif et débrouillard. C’est avec une grande excitation que je continuerai – derrière mon écran – à suivre leurs aventures ferroviaires, en espérant pouvoir programmer un jour un Paris – Montella ou un Besançon – Calitri tout en train, pour une fête de la Châtaigne ou un prochain Sponz Fest !
Votre commentaire